Mais la petite
maison de Harold était vide, plongée dans le noir… et fermée à clé.
Une chose étrange à Boulder. Autrefois, vous fermiez derrière vous pour que personne ne vole votre télé, votre stéréo, les bijoux de votre femme. Mais maintenant, les stéréos et les télés ne coûtaient rien. De toute façon, elles ne vous auraient pas servi à grand-chose puisqu’il n’y avait pas d’électricité. Et pour les bijoux, il suffisait d’aller à Denver pour en ramasser un plein sac.
Pourquoi fermes-tu ta porte, Harold, quand il n’y a rien à voler ? Parce que personne n’a aussi peur de se faire voler qu’un voleur ? C’est ça ?
Frannie n’avait pas l’étoffe d’un cambrioleur. Elle s’était résignée à repartir quand elle eut l’idée d’essayer les vasistas du sous-sol. Le premier qu’elle poussa bascula en grinçant et la poussière qui recouvrait la vitre tomba à l’intérieur.
Fran regarda derrière elle, mais il n’y avait personne. Harold était seul à habiter ce quartier plutôt excentrique. Étrange. Harold pouvait bien sourire à s’en décrocher la mâchoire, il pouvait bien vous donner des tapes dans le dos, passer toute la journée à bavarder avec les gens, il pouvait bien vous offrir un coup de main quand c’était nécessaire et parfois même quand ça ne l’était pas, il pouvait bien tout faire pour que les gens l’aiment – et les gens l’estimaient beaucoup à Boulder. Mais cet endroit où il avait choisi de vivre… encore autre chose, non ? Autre chose qui révélait un aspect légèrement différent de la vision que Harold se faisait de la société et de la place qu’il y occupait… peut-être. Ou peut-être aimait-il simplement le calme.
Elle se glissa par le vasistas, salissant son chemisier, et se laissa tomber à l’intérieur. Le vasistas était maintenant à hauteur de ses yeux. Frannie n’avait pas plus l’étoffe d’un gymnaste que d’un cambrioleur. Pour ressortir tout à l’heure, elle allait devoir grimper sur quelque chose.
Elle jeta un coup d’œil autour d’elle.
Le sous-sol avait été aménagé en salle de jeu. Un projet dont son père avait toujours parlé mais qu’il n’avait jamais entrepris, pensa-t-elle avec un petit pincement de tristesse. Pin noueux sur les murs. Haut-parleurs quadraphoniques encastrés. Faux plafond insonorisé. Un grand coffre rempli de puzzles et de livres. Un train électrique. Un circuit de petites voitures. Et puis un baby-foot sur lequel Harold avait posé une caisse de Coca. C’était la pièce des enfants. Des posters partout sur les murs – le plus grand, un peu jauni déjà, montrait George Bush à la sortie d’une église de Harlem, les bras levés, un grand sourire aux lèvres. Et une énorme légende en lettres rouges : PAS DE
BOOGIE-WOOGIE POUR LE PRINCE DU ROCK AND ROLL !
Tout à coup, elle se sentit plus triste qu’elle ne l’avait été depuis… elle ne s’en souvenait pas à vrai dire. Elle avait eu son compte de chocs, de peurs, de terreurs, elle avait connu le chagrin sauvage, ravageur, mais cette tristesse profonde et tranquille était quelque chose de nouveau. Et avec elle déferla soudain une vague de nostalgie pour Ogunquit, pour l’océan, pour les jolies collines et les forêts du Maine. Sans aucune raison, elle pensa à Gus, le gardien du parking de la plage municipale d’Ogunquit, et un instant elle crut que son cœur allait éclater. Que faisait-elle ici, prise entre les immenses plaines et les montagnes qui séparaient le pays en deux ?
Ce n’était pas son pays. Elle n’avait rien à faire ici.
Elle laissa échapper un sanglot qui lui parut si désolé, si solitaire qu’elle colla ses deux mains sur sa bouche, pour la deuxième fois de la journée. Ça suffit, Frannie, vieille savate. Ces choses-là ne s’oublient pas comme ça. Petit à petit. Si tu veux pleurer, pleure plus tard, pas ici, dans la cave de Harold Lauder. Le boulot d’abord.
Elle s’avança vers l’escalier et elle eut un petit sourire amer en passant devant le poster de George Bush, rayonnant.
Ils t’ont quand même fait danser le boogie-woogie, pensa-t-elle. Quelqu’un, en tout cas.
En haut des marches, elle crut que la porte allait être fermée, mais elle s’ouvrit sans difficulté. La cuisine était propre et bien rangée, la vaisselle faite et mise à sécher dans l’égouttoir, le petit réchaud à gaz Coleman brillant comme un sou neuf… mais une odeur de graillon flottait dans l’air, comme un fantôme de l’ancien Harold, le Harold qui était entré dans cette partie de sa vie au volant de la Cadillac de Roy Brannigan, alors qu’elle était en train d’enterrer son père.
Je serais bien embêtée si Harold rentrait maintenant, pensa-t-elle. L’idée la fit tout à coup regarder derrière elle. Elle s’attendait presque à voir Harold debout à la porte du salon, avec son éternel sourire. Il n’y avait personne, mais son cœur s’était mis à cogner un peu trop fort dans sa poitrine. Rien dans la cuisine. Elle se dirigea donc vers le salon. Il faisait sombre, si sombre qu’elle en fut mal à l’aise.
Non seulement Harold fermait ses portes à clé, mais il ne levait pas ses stores.
Une fois de plus, elle eut l’impression de découvrir une manifestation inconsciente de la vraie personnalité de Harold. Pourquoi garder les stores baissés dans une petite ville où, pour les vivants, stores baissés et rideaux fermés marquaient les maisons des morts ?
Le salon, comme la cuisine, était d’une propreté impeccable, mais meublé sans aucun goût. La cheminée était belle pourtant, une énorme cheminée de pierre dont le foyer était si grand qu’on aurait pu s’asseoir à l’intérieur. Ce qu’elle fit un instant, en regardant autour d’elle. Elle sentit une pierre bouger en s’asseyant. Elle allait se lever pour la regarder lorsqu’on frappa à la porte.
Comme étouffée sous un énorme matelas de plumes, elle sentit la peur tomber sur elle. Paralysée par la terreur, elle ne respirait plus et ce n’est que plus tard qu’elle se rendit compte qu’elle s’était mouillée un peu.
On frappait encore, une demi-douzaine de coups secs, décidés.
Mon Dieu, au moins les stores sont baissés, heureusement.
Mais aussitôt elle se rappela qu’elle avait laissé sa bicyclette dehors où tout le monde pouvait la voir. L’avait-elle vraiment laissée là ? Elle essayait désespérément de réfléchir, mais rien ne lui venait à l’esprit, sauf cette phrase sans queue ni tête qui lui rappelait cependant quelque chose : avant de retirer la taupe de l’œil de ton voisin, retire la tarte du tien…
Des coups encore, et une voix de femme :
– Il y a quelqu’un ?
Fran était figée comme une statue.
Elle se souvint tout à coup qu’elle avait laissé sa bicyclette derrière la maison, sous la corde à linge. On ne la voyait pas de devant. Mais si le visiteur décidait d’essayer la porte de derrière…
Le bouton de la porte de devant –Frannie pouvait le voir au fond du petit couloir – commença à tourner dans un sens et dans l’autre.
Je ne sais pas qui c’est, mais j’espère qu’elle est aussi gourde que moi avec les serrures, pensa Frannie.
Et elle dut aussitôt s’écraser les deux mains sur la bouche pour étouffer un bêlement insensé qui faillit bien sortir malgré elle. C’est alors qu’elle vit la tache sur son pantalon de coton et qu’elle comprit à quel point elle avait eu peur. Au moins, elle ne m’a pas fait chier dans mon froc, se dit-elle. Pas encore.
Et le rire voulut repartir de plus belle, hystérique.
Puis, avec un soulagement indescriptible, elle entendit des pas qui s’éloignaient de la porte, s’éloignaient sur l’allée de ciment de Harold.
Fran ne décida pas consciemment de faire ce qu’elle fit ensuite. À pas de loup, elle courut à la fenêtre et souleva légèrement le store. Elle vit une femme dont les longs cheveux noirs étaient parcourus de mèches blanches. La femme monta sur un petit scooter Vespa et, quand le moteur démarra, elle rejeta ses cheveux en arrière et les attacha avec une barrette.
C’est Nadine Cross – celle qui est arrivée avec Larry Underwood ! Elle connaît Harold ?
Puis le scooter démarra avec une petite secousse et disparut bientôt. Les jambes molles, Fran poussa un profond soupir. Elle ouvrit la bouche pour laisser fuser le rire qu’elle retenait depuis si longtemps, sachant le bruit qu’il ferait, un petit rire chevrotant. Mais au lieu de rire, elle éclata en sanglots.
Cinq minutes plus tard, trop nerveuse pour poursuivre ses recherches, elle grimpa sur une chaise d’osier pour sortir par le vasistas du sous-sol. Une fois dehors, elle parvint à repousser suffisamment loin la chaise pour ne pas laisser un indice trop révélateur. Elle n’était quand même plus à la même place, mais les gens remarquent rarement ce genre de choses… et Harold ne semblait utiliser le sous-sol que pour ranger ses caisses de Coca-Cola.
Elle referma le vasistas et alla chercher sa bicyclette. Elle avait eu si peur qu’elle se sentait très faible et que la tête lui tournait un peu. Au moins, ma culotte est en train de sécher, pensa-t-elle.
La prochaine fois, mets-toi des culottes de caoutchouc Frances Rebecca.
Elle sortit de la cour de Harold et s’éloigna de la rue Arapahœ dès qu’elle put. Un quart d’heure plus tard, elle était de retour chez elle.
L’appartement était silencieux. Elle ouvrit son journal, contempla la tache de chocolat et se demanda où pouvait bien être Stu.
Et elle se demanda si Harold était avec lui.
Oh Stu, rentre s’il te plaît. J’ai besoin de toi.
Après le
déjeuner, Stu avait quitté Glen pour rentrer chez lui. Assis dans le salon, il pensait à mère Abigaël. Nick et Glen avaient-ils vraiment raison de ne rien vouloir faire ? C’est alors qu’on frappa à la porte.
– Stu ? Tu es là ?
C’était Ralph Brentner.
Harold Lauder était avec lui. Son sourire était plus discret que d’habitude, comme quelqu’un qui essaye de prendre un air compassé à un enterrement.
Ralph encore sous le coup de la disparition de mère Abigaël, avait rencontré Harold une demi-heure plus tôt. Ralph aimait ce Harold qui semblait toujours avoir le temps d’écouter ce que vous aviez à dire quand quelque chose n’allait pas… Harold qui ne semblait jamais attendre quoi que ce soit en retour. Ralph lui avait raconté toute l’histoire de la disparition de mère Abigaël et lui avait fait part de ses inquiétudes : la vieille femme risquait d’avoir une crise cardiaque, de se casser quelque chose, de mourir de faim ou de froid.
– Et tu sais qu’il pleut presque tous les après-midi dit Ralph tandis que Stu leur servait du café. Si elle se mouille, elle va certainement attraper froid. Et ensuite ? La pneumonie. À coup sûr.
– Qu’est-ce qu’on peut faire ?
demanda Stu. On ne peut pas la forcer à revenir si elle ne veut pas.
– Non, répondit Ralph. Mais Harold a une idée.
Stu se tourna vers le jeune homme.
– Et comment ça va, Harold ?
– Très bien. Et toi ?
– Pas mal.
– Et Fran ? Tu t’occupes bien d’elle ?
Harold regardait Stu avec des yeux légèrement moqueurs. Mais Stu eut l’impression que les yeux de Harold étaient comme le soleil sur l’eau de l’ancienne carrière de Brakeman, dans son petit village – l’eau avait l’air si agréable, mais elle cachait un trou si profond que le soleil n’y avait jamais pénétré. Quatre jeunes garçons s’étaient noyés dans la jolie carrière de Brakeman.
– De mon mieux, répondit-il.
Et cette idée, Harold ?
– Voilà. Je peux comprendre la position de Nick. Et celle de Glen. Ils ont compris que mère Abigaël est un symbole théocratique pour la Zone libre… et apparemment ils vont bientôt devenir les porte-parole de la Zone.
Stu avala une gorgée de café.
– Qu’est-ce que tu veux dire avec ton symbole théocratique ?
– Un symbole matériel d’une alliance avec Dieu expliqua Harold dont les yeux se voilèrent un peu. Comme la sainte communion, ou les vaches sacrées de l’Inde.
Stu commençait à comprendre.
– Oui, je vois. Ces vaches… elles marchent dans la rue et empêchent les voitures de circuler, c’est bien ça ?
Elles peuvent se balader dans les magasins, décider de s’en aller où elles veulent.
– Oui, c’est bien ça. Mais la plupart de ces vaches sont malades, Stu. Elles meurent de faim. Certaines ont la tuberculose. Et tout cela parce qu’elles sont un symbole. Les gens sont convaincus que Dieu s’occupera d’elles comme les gens de la Zone sont convaincus que Dieu s’occupera de mère Abigaël. Mais j’ai mes doutes sur un Dieu qui dit de laisser une pauvre vache se balader toute seule jusqu’à ce qu’elle en crève.
Ralph avait l’air mal à l’aise. Stu comprenait sa réaction. Il n’aimait pas qu’on parle ainsi de mère Abigaël. Harold n’était pas loin du blasphème.
– De toute façon, reprit Harold, nous ne pouvons pas changer les gens, ni l’idée qu’ils se font de mère Abigaël.
– Et nous ne voulons pas d’ailleurs, s’empressa d’ajouter Ralph.
– C’est exact ! s’exclama Harold. Après tout, c’est elle qui nous a rassemblés ici. Mon idée, c’est d’enfourcher nos fidèles coursiers et d’explorer cet après-midi les environs de Boulder, du côté ouest. Si nous ne nous éloignons pas trop, nous pourrons rester en liaison par walkie-talkie.
Stu hochait la tête. C’était exactement ce qu’il voulait faire. Vaches sacrées ou pas, Dieu ou pas, ce n’était pas juste de laisser une vieille dame toute seule dans la nature. Rien à voir avec la religion ; on ne pouvait tout simplement pas la laisser toute seule.
– Et si nous la trouvons, dit Harold, nous lui demanderons si elle a besoin de quelque chose.
– Par exemple, qu’on la ramène, ajouta Ralph.
– Au moins, nous saurons où elle est, dit Harold.
– D’accord, je pense que c’est une très bonne idée, Harold. Laisse-moi simplement le temps d’écrire un mot pour Fran.
Mais tandis qu’il écrivait son mot, il sentit le besoin de regarder derrière lui – de voir ce que Harold faisait quand Stu ne le regardait pas, de voir l’expression de ses yeux.
Avec l’accord
des autres, Harold avait choisi de prendre la route sinueuse de Nederland, pour la bonne raison que la vieille femme ne se trouverait sans doute pas dans les parages. Si lui n’aurait pas pu faire à pied la route de Boulder à Nederland en un jour, encore moins cette vieille conne. Mais le trajet était joli et la promenade lui donnerait l’occasion de réfléchir.
Il était maintenant sept heures moins le quart et Harold était sur le chemin du retour. Il avait laissé sa Honda au bord de la route et il s’était assis à une table de pique-nique. Un Coca devant lui, il mangeait une saucisse fumée avec les doigts. Le walkie-talkie accroché au guidon de la Honda, antenne sortie crachota un peu. C’était la voix de Ralph Brentner. Les radios ne portaient pas très loin. Et Ralph était plus haut, sur le mont Flagstaff.
– … au cirque Sunrise… rien par ici… de l’orage.
Puis la voix de Stu, plus forte. Il était dans le parc Chautauqua, à six kilomètres environ de Harold.
– Répète, Ralph.
– Ralph répéta son message en criant tant qu’il pouvait dans son micro. Il va avoir une attaque, pensa Harold. Splendide façon de terminer la journée.
– Elle n’est pas par ici !
Je redescends avant qu’il fasse nuit ! Terminé !
– Bien compris répondit Stu d’une voix découragée. Harold tu es là ?
Harold se leva et s’essuya les doigts sur son pantalon.
– Harold ? Tu es là ?
Harold, tu m’entends ?
Harold fit un geste obscène avec son index – l’index que ces crétins d’hommes des cavernes appelaient le gratte-con au lycée d’Ogunquit ; puis il appuya sur le bouton du micro et dit d’une voix agréable, avec juste ce qu’il fallait de découragement : – Je suis là. Je m’étais éloigné un peu… J’avais cru voir quelque chose dans le fossé. Simplement un vieux blouson. À toi.
– D’accord. Tu veux venir à Chautauqua, Harold ? On pourrait attendre Ralph tous les deux.
Tu aimes donner des ordres, enfoiré ?
J’ai peut-être une petite surprise pour toi. Peut-être.
– Harold, tu m’entends ?
– Oui. Excuse-moi, Stu. J’étais dans les nuages. J’arrive dans un quart d’heure.
– Tu as bien entendu, Ralph ?
hurla Stu.
Harold fit une grimace et pointa son gratte-con dans la direction de la voix de Stu en esquissant un petit sourire. Prends ça enfoiré de mes deux.
– Bien compris, on se
retrouve dans le parc Chautauqua, répondit la voix lointaine de Ralph au milieu des craquements des parasites. J’arrive. Terminé.
– J’arrive moi aussi, dit Harold. Terminé.
Il éteignit le walkie-talkie et rentra l’antenne. Mais il resta à califourchon sur la Honda sans démarrer. Il portait un gros blouson rembourré des surplus de l’armée ; très confortable quand on fait de la moto à mille huit cents mètres d’altitude, même au mois d’août. Mais le blouson avait une autre utilité. Il était pourvu de nombreuses poches à fermeture Éclair et dans l’une de ces poches se trouvait un 38 Smith & Wesson. Harold sortit le revolver et le soupesa. L’engin était chargé. Il était lourd, très lourd, comme s’il comprenait que sa mission était de donner la mort.
Ce soir ?
Pourquoi pas ?
Il s’était embarqué dans cette expédition dans l’espoir de se trouver seul avec Stu. Et ce moment n’allait plus tarder, tout à l’heure, dans le parc Chautauqua, dans moins d’un quart d’heure.
Mais il n’avait pas perdu son temps en cours de route.
Harold n’avait jamais eu l’intention d’aller jusqu’à Nederland, un misérable petit village perché au-dessus de Boulder dont le seul titre de gloire avait été de servir autrefois de refuge à Patty Hearst quand elle était en fuite. Mais, alors qu’il montait de plus en plus haut, la Honda bourdonnant doucement entre ses cuisses, que l’air froid coupant comme une lame de rasoir lui tailladait le visage, quelque chose s’était produit.
Si vous posez un aimant à un bout d’une table et un bout de fer à l’autre, il ne se passe rien. Si vous rapprochez progressivement le bout de fer de l’aimant (il aimait bien cette image, il fallait qu’il la note dans son journal ce soir), il arrive un moment où le mouvement que vous imprimez au bout de fer semble le propulser plus loin qu’il n’aurait dû aller. Le bout de fer s’arrête, mais comme s’il hésitait à le faire, comme s’il était devenu vivant, comme s’il en voulait à cette loi physique de l’inertie.
Encore une petite poussée ou deux, et vous pouvez presque voir – ou même vous voyez vraiment – le bout de fer trembloter sur la table, comme s’il vibrait légèrement.
Une dernière poussée et l’équilibre entre frottement (inertie) et attraction de l’aimant se rompt. Le bout de fer, bien vivant maintenant, se déplace tout seul, de plus en plus vite, et vient finalement se coller à l’aimant.
Horrible et fascinante expérience.
Lorsque le monde s’était écroulé en juin dernier on ne comprenait pas encore très bien le magnétisme, mais Harold croyait savoir (même s’il n’avait jamais eu une tournure d’esprit très scientifique) que les physiciens qui étudiaient ces choses estimaient que le phénomène était intimement lié à celui de la gravité, et que la gravité était la clé de voûte de l’univers.
Et tandis que Harold approchait de Nederland qu’il avançait en direction de l’ouest, qu’il montait que l’air devenait de plus en plus froid, que les cumulo-nimbus s’entassaient toujours plus haut derrière Nederland, Harold avait senti la même chose. Il s’approchait du point d’équilibre… et presque aussitôt après, il atteindrait le point de rupture. Il était ce bout de fer, si proche de l’aimant qu’une petite poussée le propulserait plus loin que l’élan ainsi donné ne l’aurait fait en temps normal. Il se sentait vibrer.
Jamais il n’avait connu d’aussi près une expérience religieuse. Les jeunes rejettent le sacré, car l’accepter revient à accepter que tous les objets empiriques finissent par mourir. Harold n’était pas différent. La vieille femme était une sorte de médium. Et Flagg aussi, l’homme noir. Ils étaient des radios humaines, en quelque sorte. Rien de plus. Leur véritable pouvoir résiderait dans les sociétés qui se formeraient autour de leurs signaux, si différents. C’est ce qu’il avait cru.
Mais assis sur sa moto au bout de cette rue minable de Nederland tandis qu’un voyant vert brillait sur le tableau de bord de sa Honda comme l’œil d’un chat, alors qu’il écoutait hurler le vent dans les pins et les trembles, il avait ressenti plus qu’une simple attraction magnétique. Il s’était senti investi d’un effroyable pouvoir, d’une puissance irrationnelle venue de l’ouest, d’une attraction si grande que de trop y repenser maintenant le rendrait fou. Il avait senti que, s’il s’aventurait beaucoup plus loin sur le fléau de la balance, toute volonté propre finirait par l’abandonner. Et il se retrouverait comme il était, les mains vides.
Et pour cela même s’il n’en était pas responsable l’homme noir le tuerait.
Il avait donc reculé, avec ce froid soulagement du candidat au suicide qui tourne le dos après avoir longtemps contemplé le précipice. Mais il pouvait revenir ce soir, s’il le voulait. Oui, il pouvait tuer Redman d’une seule balle tirée à bout portant. Et puis, rester tranquille attendre l’arrivée du plouc de l’Oklahoma. Une autre balle dans la tempe. Personne ne remarquerait les coups de feu ; le gibier était abondant et les gens avaient commencé à faire des cartons sur les cerfs qui s’aventuraient jusque dans les rues de Boulder.
Il était maintenant sept heures moins dix. Il en aurait fini avec eux avant sept heures et demie. Fran ne donnerait pas l’alarme avant dix heures et demie, au plus tôt. Ce qui lui laisserait amplement le temps de prendre la fuite, de s’en aller en direction de l’ouest, son journal caché au fond de son sac à dos. Mais pour cela, il ne fallait pas rester là assis sur sa moto, en attendant que le temps passe.
La Honda démarra au deuxième essai. Une bonne moto. Harold sourit. Harold au large sourire. Harold à la si belle humeur. Et il prit la direction du parc Chautauqua.